lundi 23 juillet 2012

CONTES ET LÉGENDES DE LA BANLIEUE PARISIENNE ET DU RER B


L'immeuble sauvage


            Je regarde la poésie des rails et la complexité des réseaux, l'investissement humain de milliers, de centaines de milliers d'âmes qui s'agonisent sur ce même chemin et je me dis que je suis au coeur de la réalité et dans la jouissance de ce qui se passe. Je ne suis pas sur ma lune, ou mon nuage à tout regarder de haut. Je crache mon venin du milieu de la foule et il peut me retomber sur la gueule. Parfois les mots sortent de moi et je lui dis en face, à la foule, qu'elle me ronge, ou qu'elle pue, ou que je ne veux pas d'elle dans mon espace vital.
Je veux tout savoir des pactes secrets, de la notice, de la population, et surtout du jeune homme magique que mon complice fit fuir et sur qui avec le recul je construis sans la verbaliser une histoire d'amour parce qu'il est le seul être vivant que j'ai croisé dans le RER B. Il était vivant car il état conscient de notre présence débile à nous qui voulions entrer dans son intensité en le suivant maladroitement. Nous tentions de le prendre en photo, de garder quelque chose de lui rien que pour nous. Je ne sais plus où il est descendu car j'ai eu honte et je l'ai laissé s'échapper de ma vision. En écrivant sur lui je tombe amoureuse c'est le sort qu'il me jette pour avoir voulu lui voler un bout d'âme qu'il m'aurait peut-être donné si j'avais demandé. Mon compagnon et moi, honteux couple de pagaille, amoureux comme un seul homme du même homme, nous jouions aux grandes personnes mais ne savions pas exister sur la scène de la vie.
Je le voyais pour la première fois, je ne le verrais surement plus, sauf si peut-être je prend une autre apparence et qu'il ne reconnaît plus mon vice.
Le RER est une forêt d'arbres de chair et d'os, les enfants, les petits et ceux qui sont encore dans les poussettes, y pleurent dès que les portes se ferment. Elle, la forêt du RER mène aux autres mondes, elle va du connu vers l'inconnu, et les quêtes contemporaines, si au monde n'avait pas été déniée la magie, devraient s'y dérouler. Là et au fond des piscines car j'ai vu quelque chose de flou, une forêt d'algues de chair avant que les bras et le visage de mon père ne me remontent à la surface. Les enfants savent qu'ils sont dans un bois maléfique, mais les adultes font comme s'ils ne savaient pas que jour après jour le RER vole leur âme et s'en nourrit.
Et lui, qui était comme Lancelot, il aurait pu aller se battre pour moi ou bien, s'il m'avait donné ce sourire que je ne lui ai pas demandé, la seule pensée de son visage vivant aurait empêché ce qui suivra. Et le RER continue de se muer vers des mondes improbables, des villes silencieuses et désertées pleines de béton et de pierres qui ne semblent être habitées que par des néons, des enfants et des vieillards. Les adultes sont partis à la guerre, ou en croisade. La ville dort pour mille ans, et les néons clignotent sur les boulevards désertés, habités par des sons, des vibrations, des voix sans corps qui portent trop, des claquements de talons sur le bitume, les basses des voitures aux vitres teintées, les gouttelettes de pluie qui se répandent sur le sol.
Une fois dehors, sur mon parcours je ne croise que deux humains: le vieil obèse brun et barbu qui ressemble au Pat Hibulaire du journal de Mickey de mon enfance. Il fume sa maïs au même endroit de mon chemin qu'il neige, pleuve ou vente. À chaque fois je me dis qu'un jour il me dira «bonjour», et qu'un jour, il faudra, car je n'aurais plus le choix, à cause de la fréquence avec laquelle je le trouve sur mon passage, que je lui parle et qu'à partir de ce moment mon sort sera jeté, et c'est à jamais que je serais prisonnière du silence bruyant de la banlieue parisienne.
Et il y a aussi celui qui ne pousse que l'été, il attend toujours aux passages piétons, il est bien ancré dans la terre, ferme et droit, ses vêtements sont comme une rigole et je sens que la route est un passage, comme un gué vers un autre monde et il médite longtemps avant de s'y engager. Je ne l'ai jamais vu bouger, et son regard est rentré vers l'intérieur, peut-être attend-il que je le perde de vue. Sa route est comme la rivière de Siddharta, il est surement fou, il est surement sage. Je n'ai pas envie de me moquer de lui.
La banlieue est un simulacre de vie, un simulacre de la ville. La vraie ville, la vraie vie est ailleurs, et lui il la regarde pour ce qu'elle est vraiment, cette banlieue: une illusion. Peut-être qu'une fois à l'abris de mon regard il disparaît à l'intérieur de lui-même, ou bien attend-il le diable au croisement des routes.
À part ces deux-là, les rues sont vides, les habitants des maisons, restent dans les maisons, les habitants des maisons ont des voitures. Les autres piétons et moi, sommes des naufragés. Du parking je regarde Paris au loin, et c'est en usant les semelles de mes chaussures que je l'atteint, en faisant un effort considérable.
Mon immeuble se vide des naufragés qui réussissent à fuir. Sur six appartements de l'étage il n'y en a plus que trois qui sont habités. L'homme qui faisait respecter les règles est parti, la concierge a été remplacée par un hybride d'humain et de poisson qui dévide sa vie et ses rêves infantiles sans se soucier du volume sonore. La porte d'entrée est toujours ouverte, laissant passer le vent, les fantômes et la mélancolie. Le béton se fissure, il pousse déjà des herbes au milieu des balcons, bientôt l'immeuble sera en proie à la moisissure et sera désaffecté pour de bon, laissé à l'abandon comme à la fin du monde. Il ne restera qu'un habitant, le voisin bruyant. Le seul heureux d'être là. Et son chien hurlera tout le jour et on racontera que c'est derrière sa porte qu'ont disparus les derniers habitants de l'immeuble, que le chien malheureux a dévoré leurs âmes et que peu à peu ils se sont dissous dans la pierre. Et l'idiot qui ne ressent ni tristesse ni doute, qui est sourd à l'horreur de son propre vacarme protégé qu'il est de tout par sa bêtise crasse, survivra à tous les maléfices.
Peu à peu l'immeuble non chauffé sera envahit par les lierres et redeviendra un immeuble sauvage comme il l'était avant d'être apprivoisé, et aucune des maisons en face ne s'en apercevra.
Et moi j'aurais cherché à dérober l'âme du seul passager qui existait vraiment et qui aurait pu m'aider à gommer cette histoire de ma mémoire du futur. Je serais donc une statue aux ailes coupées, un ange lacrymal perdu au milieu des ronces dont l'âme et le visage seront faits de béton amer.

2 commentaires:

  1. Juste j'adore, peut être égoïstement parce que je me retrouve dans tes états d’âme, mais aussi parce que c'est très bien écrit :)

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  2. Merci beaucoup, je suis contente de ne pas être la seule naufragée :)

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