L'immeuble sauvage
Je regarde la poésie des
rails et la complexité des réseaux, l'investissement humain de
milliers, de centaines de milliers d'âmes qui s'agonisent sur ce
même chemin et je me dis que je suis au coeur de la réalité et
dans la jouissance de ce qui se passe. Je ne suis pas sur ma lune, ou
mon nuage à tout regarder de haut. Je crache mon venin du milieu de
la foule et il peut me retomber sur la gueule. Parfois les mots
sortent de moi et je lui dis en face, à la foule, qu'elle me ronge,
ou qu'elle pue, ou que je ne veux pas d'elle dans mon espace vital.
Je veux tout savoir des
pactes secrets, de la notice, de la population, et surtout du jeune
homme magique que mon complice fit fuir et sur qui avec le recul je
construis sans la verbaliser une histoire d'amour parce qu'il est le
seul être vivant que j'ai croisé dans le RER B. Il était vivant
car il état conscient de notre présence débile à nous qui
voulions entrer dans son intensité en le suivant maladroitement.
Nous tentions de le prendre en photo, de garder quelque chose de lui
rien que pour nous. Je ne sais plus où il est descendu car j'ai eu
honte et je l'ai laissé s'échapper de ma vision. En écrivant sur
lui je tombe amoureuse c'est le sort qu'il me jette pour avoir voulu
lui voler un bout d'âme qu'il m'aurait peut-être donné si j'avais
demandé. Mon compagnon et moi, honteux couple de pagaille, amoureux
comme un seul homme du même homme, nous jouions aux grandes
personnes mais ne savions pas exister sur la scène de la vie.
Je le voyais pour la
première fois, je ne le verrais surement plus, sauf si peut-être je
prend une autre apparence et qu'il ne reconnaît plus mon vice.
Le RER est une forêt
d'arbres de chair et d'os, les enfants, les petits et ceux qui sont
encore dans les poussettes, y pleurent dès que les portes se
ferment. Elle, la forêt du RER mène aux autres mondes, elle va du
connu vers l'inconnu, et les quêtes contemporaines, si au monde
n'avait pas été déniée la magie, devraient s'y dérouler. Là et
au fond des piscines car j'ai vu quelque chose de flou, une forêt
d'algues de chair avant que les bras et le visage de mon père ne me
remontent à la surface. Les enfants savent qu'ils sont dans un bois
maléfique, mais les adultes font comme s'ils ne savaient pas que
jour après jour le RER vole leur âme et s'en nourrit.
Et lui, qui était comme
Lancelot, il aurait pu aller se battre pour moi ou bien, s'il m'avait
donné ce sourire que je ne lui ai pas demandé, la seule pensée de
son visage vivant aurait empêché ce qui suivra. Et le RER continue
de se muer vers des mondes improbables, des villes silencieuses et
désertées pleines de béton et de pierres qui ne semblent être
habitées que par des néons, des enfants et des vieillards. Les
adultes sont partis à la guerre, ou en croisade. La ville dort pour
mille ans, et les néons clignotent sur les boulevards désertés,
habités par des sons, des vibrations, des voix sans corps qui
portent trop, des claquements de talons sur le bitume, les basses des
voitures aux vitres teintées, les gouttelettes de pluie qui se
répandent sur le sol.
Une fois dehors, sur mon
parcours je ne croise que deux humains: le vieil obèse brun et barbu
qui ressemble au Pat Hibulaire du journal de Mickey de mon enfance.
Il fume sa maïs au même endroit de mon chemin qu'il neige, pleuve
ou vente. À chaque fois je me dis qu'un jour il me dira «bonjour», et qu'un jour, il faudra, car je n'aurais plus le choix, à cause
de la fréquence avec laquelle je le trouve sur mon passage, que je
lui parle et qu'à partir de ce moment mon sort sera jeté, et c'est
à jamais que je serais prisonnière du silence bruyant de la
banlieue parisienne.
Et il y a aussi celui qui
ne pousse que l'été, il attend toujours aux passages piétons, il
est bien ancré dans la terre, ferme et droit, ses vêtements sont
comme une rigole et je sens que la route est un passage, comme un gué
vers un autre monde et il médite longtemps avant de s'y engager. Je
ne l'ai jamais vu bouger, et son regard est rentré vers l'intérieur,
peut-être attend-il que je le perde de vue. Sa route est comme la
rivière de Siddharta, il est surement fou, il est surement sage. Je
n'ai pas envie de me moquer de lui.
La banlieue est un
simulacre de vie, un simulacre de la ville. La vraie ville, la vraie
vie est ailleurs, et lui il la regarde pour ce qu'elle est vraiment,
cette banlieue: une illusion. Peut-être qu'une fois à l'abris de
mon regard il disparaît à l'intérieur de lui-même, ou bien
attend-il le diable au croisement des routes.
À part ces deux-là, les
rues sont vides, les habitants des maisons, restent dans les maisons,
les habitants des maisons ont des voitures. Les autres piétons et
moi, sommes des naufragés. Du parking je regarde Paris au loin, et
c'est en usant les semelles de mes chaussures que je l'atteint, en
faisant un effort considérable.
Mon immeuble se vide des
naufragés qui réussissent à fuir. Sur six appartements de l'étage
il n'y en a plus que trois qui sont habités. L'homme qui faisait
respecter les règles est parti, la concierge a été remplacée par
un hybride d'humain et de poisson qui dévide sa vie et ses rêves
infantiles sans se soucier du volume sonore. La porte d'entrée est
toujours ouverte, laissant passer le vent, les fantômes et la
mélancolie. Le béton se fissure, il pousse déjà des herbes au
milieu des balcons, bientôt l'immeuble sera en proie à la
moisissure et sera désaffecté pour de bon, laissé à l'abandon
comme à la fin du monde. Il ne restera qu'un habitant, le voisin
bruyant. Le seul heureux d'être là. Et son chien hurlera tout le
jour et on racontera que c'est derrière sa porte qu'ont disparus les
derniers habitants de l'immeuble, que le chien malheureux a dévoré
leurs âmes et que peu à peu ils se sont dissous dans la pierre. Et
l'idiot qui ne ressent ni tristesse ni doute, qui est sourd à
l'horreur de son propre vacarme protégé qu'il est de tout par sa
bêtise crasse, survivra à tous les maléfices.
Peu à peu l'immeuble non
chauffé sera envahit par les lierres et redeviendra un immeuble
sauvage comme il l'était avant d'être apprivoisé, et aucune des
maisons en face ne s'en apercevra.
Et moi j'aurais cherché
à dérober l'âme du seul passager qui existait vraiment et qui
aurait pu m'aider à gommer cette histoire de ma mémoire du futur.
Je serais donc une statue aux ailes coupées, un ange lacrymal perdu
au milieu des ronces dont l'âme et le visage seront faits de béton
amer.
Juste j'adore, peut être égoïstement parce que je me retrouve dans tes états d’âme, mais aussi parce que c'est très bien écrit :)
RépondreSupprimerMerci beaucoup, je suis contente de ne pas être la seule naufragée :)
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