Dans
l'obscurité, s'entraînait la dizaine d'usagers équipée de
matériel d'escrime. C'était Holden qui menait le ballet :
« l'avantage que nous avons avec l'escrime c'est que nous
pouvons garder une certaine distance de sécurité avec l'ennemi. Le
bras gauche, ou le bras droit si tu es gaucher, reste en arrière, le
bras droit plié vers toi, et là tu l'étends, et tu vises entre les
deux yeux, et tu forces suffisamment pour percer le crâne de ces
saloperies, Tchak, en garde...»
Et
la lumière fut !
Il
fallu quelques secondes aux yeux des voyageurs pour se réhabituer à
la luminosité, et ces quelques secondes de pause de pensées et de
visions furent interrompues par les hurlements de surprise et de peur
des voyageurs : les vitres étaient couvertes des visages de zombies,
qui excités par la lumière et les hurlements se mirent à grogner,
à taper, à grouiller plus intensément et surtout à essayer de
pénétrer dans le train. Ces êtres décharnés au regard vide et
blanc dont les mâchoires semblaient mastiquer sans fin poussaient et
cognaient sur les vitres et les portes. Le bruit était intolérable,
et ne laissait pas d'espace de pensée. Les escrimeurs se tenaient en
cercle tournés vers l'extérieur et en garde pour être prêts à
défoncer les monstres, les autres voyageurs s'étaient éloignés
des vitres, on avait pris soin de poser des mains sur les bouches des
hurleurs et des hurleuses afin de les faire taire, et de calmer si
possible l'excitation des morts-vivants. Les costauds étaient près
des portes, afin de les maintenir fermée, car si un écoulement se
produisait dans le flux des zombies, les humains de ce wagon seraient
perdus. Il s'agissait de tenir le siège.
Gloria,
pour la première fois, prenait le temps d'observer ses ennemis. Elle
les avait visualisés comme des squelettes reconstitués des
cimetières souterrains et ancestraux de Paris mais la plupart
d'entre eux étaient des cadavres à peu près frais. Elle
reconnaissait les cadres moyens du RER qui malgré leurs membres
décharnés portaient encore leur chemisette bleu ciel parfaitement
amidonnée au pli de la manche, les secrétaires administratives avec
leurs lunettes sans bord aux branches métalliques colorés avec leur
coupe de catalogue de coiffeur des années 90 et leur pendants qui
commençaient à accélérer le déclin de leurs lobes d'oreilles,
les jeunes-hommes qui hier encore trempaient leurs cheveux dans le
gel et leur corps dans l'Axe portaient des chemises moulantes à
couleurs douteuses et inscription en anglais, et laissaient sous des
jeans délavés et mal coupés apparaître leurs fessier dans des
calbutes moulants Calvin Klein, les
doudous africaines et les blédards en costume trois pièce violets,
les touristes à bermuda, maillot de foot et croks... Elle pouvait
encore reconnaître la population du RER B à son style vestimentaire
et son caractère d'urgence demandant action immédiate de la part de
la police de la mode... les vêtements n'avaient pas changé, ce qui
avait changé c'étaient les corps. Damia chantait : « sous la
chemise, il y a la peau » nous rappelant que sous l'absurdité
du costume comme rôle social et comme seconde peau que nous portons
il y a notre sensualité, notre animalité et une humanité plus
profonde qui vit de peau à peau avec les autres, les proches et le
monde des sens, mais maintenant il n'y avait plus de peau sous les
vêtements. Il y avait des chairs à vif et en putréfaction, des
ongles qui glissant contre les vitres se brisaient et restaient là,
les bouts de derme tombaient comme de la pluie, et les cadavres en
marche semblaient se délester de leur trop-plein de vie se vidant de
leur sang désormais inutile.
Holden
claqua des doigts devant les yeux de Gloria perdue dans sa
contemplation du spectacle de la déchéance. Elle sursauta, et le
regarda. Il lui fit signe de tourner sa tête vers la gauche... les
portes qui connectaient les wagons ensemble étaient en train de
s'ouvrir. Holden et Gloria se mirent en garde, quand venant de
l'ouverture parvint une voix tonitruante qui gueula « Contrôle
des tickets! ». Gloria mis sa main sur sa fesse gauche là où
se trouvait habituellement dans ses jeans son pass navigo, mais elle
avait oublié qu'elle s'était changée, et pensa ô horreur absolue,
qu'elle l'avait laissé dans son pantalon ensanglanté sous le siège
de la précédente voiture. Plus que les zombies, cette pensée lui
donna un instant des sueurs froides... les zombies, à la rigueur,
elle pouvait les défoncer tandis que les contrôleurs lui feraient
1: payer une amende et 2 : il faudrait qu'elle se rachète un pass vu
qu'elle n'avait pas pris la version intégrale pour ne pas être
fichée dans ses mouvements par la RATP, la SNCF, les services
secrets français, et maintenant on le savait grâce à Snowden par
la CIA ou la NSA, elle ne savait plus.
Le contrôleur qui pénétra
avec son pantalon carotte en tweed vert kaki et sa chemisette ridicule eut
un mouvement de recul voyant Holden armé et prêt à tuer, et ce
mouvement de recul fût sa perte, car ses collègues derrière lui:
la fille à dread locks avec sa chemise mal ajustée à cause de ses
trop grosses épaulettes, le gros black dont le ventre faisait
exploser les boutons de sa chemisette, la vieille au cheveux violets
en brosse (coiffure originairement attribuée aux fleurs
d'artichauts), et le petit mec de cinquante balais avec son armée
d'accessoires de ceinture et de porte-clefs, eux avaient été
zombifiés, donc ils l'attrapèrent et le mordirent aux épaules. Du
moins deux d'entre-eux, les autres avançaient, toujours aussi
organisés que pour contrôler les tickets, mais cette fois ils
étaient là pour manger des cerveaux.
Holden
connaissait ses classiques francophones et en dépliant le bras pour
porter le premier coup fatal à la contrôleuse rastafarienne il dit
«Et à la fin de l'envoi je touche» tchak ! Elle
s'écroula, et autant que faire se peut Lisa et Gloria imitèrent
Holden pour se débarrasser à la fois de la victime et de ses deux
agresseurs, pendant qu'Holden se chargeait des cibles plus mouvantes.
Lisa dont le sang froid et la capacité d'action ne cessaient
d'épater ses partenaires «c'est l'adrénaline ! » avait
profité de l'ouverture des portes pour jeter un oeil derrière le
groupe de zombies kakis. Et c'est la larme à l'oeil qu'elle put bien
remarquer que le prochain cercle de l'enfer qu'elles voulaient
traverser avait été décimé et rendu grouillant par le petit
groupe d'hommes et de femmes de la RATP. « Quand on en aura
fini avec ceux-là faudra que tu te plaigne à la RATP que les
contrôleurs ont essayé de nous bouffer ! ». Ils n'avaient pas
sitôt refermé les portes et repoussé les agents au purgatoire des
wagons que c'étaient les portes de l'autre côté qui s'ouvraient
pour laisser passer un zombie probablement d'un millésime moins
contemporain car il portait des cuissardes de cavalier, sur pantalon
jodhpurs et chemise de lin. Impeccablement stylé bien qu'intensément
décomposé, il avait un monocle vissé à celui de ses yeux qui ne
pendouillait pas et une petite moustache à la Clark Gable. Lisa
poussa un cri du coeur :
« Oh My God ! Un zombie vintage! »
Et toujours: merci à Marie Minute dont vous devez découvrir le formidable blog, pour sa relecture attentive de ma prose.
Liste des épisodes parus : un, deux, trois, quatre, cinq, six Sept, Huit, Neuf et Dix
Liste des épisodes parus : un, deux, trois, quatre, cinq, six Sept, Huit, Neuf et Dix
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